Albert-Marie : un artisan des mots

L'ORGUE EN MINI-JUPE.

Dole (Jura). Orgue Karl-Joseph Riepp (1754) de la basilique Notre-Dame.

LA SEULE RICHESSE

-Tenez, Mademoiselle, voici les clefs ! Maître Dumage m’a prévenue. Vous passerez par la porte qui donne derrière le chœur. A cette heure-ci, dans une ville comme Dijon – et en plein été - il ne serait pas prudent d’ouvrir le portail, on pourrait vous suivre ; un rodeur se glisserait facilement derrière vous à votre insu. Ils sont filous ces professionnels de la cloche locale…

-Oui, merci, Madame !

Bien disponible, la bonne du presbytère, mais quelle pipelette bien accordée au mauvais diapason, elle ! Il vaut mieux lui couper le sifflet, sinon bonjour la revue des potins  pas pieux !

En regardant s’éclipser la jeune fille, la canonique demoiselle extravertie se demande pourquoi une adolescente aussi jolie éprouve le besoin de s’enfermer dans une église malgré un si tentant soir de Juillet.

Lorsqu’elle aborde les marches qui descendent au chevet de l’église, Anne-Sophie se sent épiée. Déjà tout à l’heure, le long du boulevard Thiers, combien n’a-t-elle pas croisé de regards convoiteurs ! Le cœur de plus d’un homme a dû bondir à l’apparition de cette grâce bourguignonne aux cheveux châtain, mi longs un peu frisés. Cette presque encore adolescente, vêtue d’un pantalon rouge dernière mode et d’un corsage blanc moulant des seins au galbe affriolant, avec des yeux de grâce latine pénétrants qui vous remuent ; on ne l’oublie pas de sitôt. Mais là, dans une église déserte et proche de la nuit, quelle entité pourrait la lutiner ?

La porte du chœur refermée sur elle, Anne-Sophie retrouve cet édifice construit avant la dernière guerre dans un style néo-byzantin dépaysant, au bas duquel flottent encore des relents de lis fanés et d’encens refroidi. Elle avance à pas fermes sur les dalles de marbre clair, en serrant sous son bras un très large livre. Tout en haut de la tribune de l’orgue, les tuyaux de façade (la Montre) tapis dans une prime obscurité dressent deux palissades qui se rapetissent et se rapprochent de la rosace embrasée de mauve par les feux du couchant. Christiane s’arrête soudain et pour la première fois elle dévisage cet instrument hors du commun, gigantesque oiseau d’argent qui semble attendre la nuit. On dirait qu’au moindre bruit, au moindre son qui ne viendrait pas de lui, brusque il va surgir de sa léthargie, basculer par-dessus la balustrade de fer forgé et, vent de tempête métallique, fondre sur le chœur de l’église qui l’attend loin devant lui. La jeune fille se sent mal à l’aise. Chaque minute crépusculaire introduit de nouvelles ombres qui semblent se faufiler entre les colonnes de stuc, ainsi que pour y reprendre –paroissiennes de fiction – leurs places au chœur de nocturnes maléfiques.

Mais l’orgue a disparu d’un coup. Là-bas, dans l’une des chapelles au fond de la nef latérale, une lueur jaune vacille. Anne-Sophie tente de retenir sa respiration, après une dizaine de pas elle entend son cœur cogner dans sa poitrine qui se soulève et s’abaisse avec une cadence irraisonnée : des lueurs, il y en a quatre ! Elle laisse tomber son livre, pousse un cri d’enfant terrorisée, se met à courir en direction de la tribune ; la porte est demeurée ouverte, l’escalier en colimaçon aspire la jeune fille dans son tourbillon de manège éreintant ; encore une porte, quelques mètres, un fracas de chaises renversées : enfin l’interrupteur de l’orgue qu’elle actionne rageusement.

La lumière crue jaillit du néon de la console. La soufflerie se déploie avec des craquements de bois sec et une plainte aiguë qui s’estompe peu à peu. Anne-Sophie éprouve le besoin soudain de faire du bruit… Cette pensée saugrenue dessine un demi-sourire sur ses lèvres contractées : un musicien n’a rien à voir avec le bruit ; en musique il n’est question que de sons mariés d’une manière plus ou moins géniale. Le bruit dérange, mais la musique imprègne.

Tirant les principaux registres, mixtures et anches comprises, elle improvise un grand plein-jeu qui envahit l’église d’une légion de forces sonores étincelantes. L’édifice semble alors vibrer de toutes ses voûtes, de toutes ses colonnes, de toutes ses pierres. A la dernière mesure, la jeune fille se sent apaisée. L’orgue est vraiment son ami le plus puissant, le seul qui ne la trahira jamais et qui lui réserve à chaque rencontre des surprises et des émotions sans cesse renouvelées.

Tout en frottant ses yeux rougis d’un revers de main, elle se souvient de sa partition restée en bas sur les dalles. Elle ne pourra pas travailler la leçon de maître Dumage. Avec le souvenir de ce livre abandonné, d’un coup il lui revient à l’esprit la cause de sa peur un instant refoulée. Mais la tribune est un véritable royaume pour Anne-Sophie, et c’est soulagée de la moindre appréhension qu’elle s’approche de la balustrade. Sans hésiter elle se penche dans le vide et son regard plonge directement vers la droite, dans la dernière chapelle de la nef latérale La jeune organiste sent la croix d’or de sa chaîne se balancer et tinter contre le fer forgé de la rambarde ; une petite croix qui d’ordinaire calfeutrée entre ses seins perçoit leurs frissons.

Le cercueil est bien évidemment toujours là, recouvert d’un drap violet. Aucune fleur, aucune couronne ; pas même une chaise pour accueillir un éventuel visiteur. Les cierges ont déjà servi pour une autre bière et fument un peu. Dans cette caisse de sapin devant laquelle personne ne s’est arrêté, on a dû boucler l’indigent trouvé mort d’un infarctus sur un banc du Jardin de l’Arquebuse. Le sort ne l’aura pas séparé de la seule compagne traînée de bistrots en squares, de commissariats en parvis d’église ; une compagne cruellement fidèle qui l’a même suivi jusqu’entre ces quatre planches et qui colle à son linceul  : la solitude.

Anne-Sophie ressent une tendresse jamais perçue dans son cœur nubile. Elle imagine les derniers instants de ce pauvre vieux. Lentement, elle sélectionne de nouveaux registres à la console de l’orgue.

Des accords répétés et soutenus par le martèlement feutré d’une basse apaisante naissent alors sous ses doigts ; des accords presque sourds écrits dans un mode mineur et qui annoncent quelque chose. Comme une voix de jeune choriste, un récit joué sur le cromorne du deuxième clavier s’élève dans la voûte de cette nuit de Juillet, par demi-tons ascendants et supplient : « Erbarm dich mein, O Herre Gott! » (Aie pitié de moi, Seigneur Dieu !)

Un bourgeon s’est entrouvert délicatement et l’un des plus sublimes chorals de Jean-Sébastien Bach s’épanouit. Anne-Sophie a fermé les yeux, et deux gouttes adamantines roulent sur ses joues, glissant vers l’encolure de son corsage.

Demain matin, en venant au Sacré-Cœur chercher cette bière en apparence oubliée de tous ; les croque-morts ne se douteront pas que le clochard dont ils enlèvent le cercueil à la hâte, emporte outre-tombe la seule richesse qui lui fut donnée sur la terre : quelques larmes d’une jeune fille et la plus belle des roses que, pour lui, elle a fait éclore entre ses doigts.

Dijon, La Maladière, 13 Juillet 1974.

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LA TACHE DE NAISSANCE.

 

Au mitan de sa cinquantième année d'avancée sur le chemin du Temps, Gabriel-René ressentit comme une fatigue face à ce qui fut et à la certitude de ce qui ne serait sans doute jamais. Je veux parler de certaines bonnes et légitimes incidences de la vie. Pourquoi ce qui fut gris ou noir resterait-il la couleur la plus accaparante sur la toile de sa vie ? Il souffrait soudain comme d'une lassitude existentielle larvée de questions aux réponses indécelables. A quoi bon – non persister à vivre – mais à quoi bon poursuivre l'aventure  sacrée  de  la vie tout en

cheminant au ralenti, appesanti, conditionné, envoûté par un passé qui lui revenait en séquences ou clichés obstinés durant son sommeil   et   plusieurs  nuits   par   semaine  ?

Certains cadres domestiques de son enfance avec une netteté de film sur grand écran lui étaient projetés, alors que tous ces décors – voire ces maisons – n'existaient plus depuis quelques décennies. Que des parents décédés reviennent de nuit s'imposer à son souvenir, soit ! Mais des objets, des meubles, des intérieurs déménagés ou détruits ? A quoi bon, par déduction, de continuer à croire toutes ces vérités apparentes qui nous furent imposées au torrent de notre enfance dans des lieux qui n'existent plus, et par des personnes qui, elles aussi, n'ont plus d'apparence physique dans aucun lieu mais qui se sont dissoutes dans la terre du Grand Champ du Repos et du Dernier Silence ? A quoi rime de persister à croire à tout ce qui n'est plus que dérision aux vents du Temps qui souffle et tout étouffe ? A quoi bon de croire à ces histoires, à ces déboires d'une histoire personnelle qui change et mue, se confirme ou se renie au fils des ans réformant ou dévorant ? Nous ne sommes parfois, au bord de l'eau glauque ou cristalline de l'étang de notre vie, que de débiles crapauds humains coassant dans le doute croissant : « on n'sait plus quoi croire ! »...Gabriel-René, parfois, hasardait même la pensée qu'à la maternité où il était né le 30 Avril1951, il y avait eu maldonne…D'ailleurs, assez rapidement, il entendit souvent la mère lui rétorquer : « toi, tu n'es pas comme tout le monde ! On ne sait pas à qui tu ressembles ! » Étonnante est la lucidité qui nous décille les yeux de l'esprit sur notre prime enfance au fil de l’avancée sur le chemin de halage du Temps !

Alors, sans toutefois jouer les Freud de campagne, Gabriel-René s'engagea, courageusement et froidement, dans une enquête méthodique et chronologique. Une enquête, somme toute, lucide et détachée comme s'il eût été question d'une investigation concernant un étranger. L'émotivité est le plus grand adversaire de la conscience. Manipulés par l'émotivité nous ne voyons plus, nous n'entendons plus, nous ne raisonnons plus : la conscience est vide en nous et nous sommes devenus des marionnettes, des morts-vivants ! La conscience  - la décision de choisir la conscience – requiert et du courage et du dépouillement ; il faut sabrer dans le vif pour extirper l'erreur qui paralyse – souvent justifiée par un quiétisme sécurisant. Bref, lorsque l'illusion, les illusions, ont clos leur besogne de sclérose et de sape de la conscience, il est extrêmement laborieux de retourner sur la terre ferme et parfumée de la vie réellement vécue. Et ne parlons pas du sentiment de culpabilité qui nous harcèle en nous serinant les pseudo-commandements des religions ; par exemple, la charité, cette charité bien pratique pour faire des hommes des lâches, des hypocrites, des scribes, des pharisiens, et toute une nuée de bestioles métapsychiques et parasites qui apparaissent au fil de l'évolution des boutiques religieuses. La déformation, la manipulation – d'une religion catholique, par exemple – semblent nous avoir convaincu pour la vie que l'égoïsme est le plus noir des péchés et qu'il faut du matin au soir se gargariser avec le mot « charité ». L'éveil, douloureux, de la conscience va consister à regarder avec des yeux propres et sans lunettes déformantes – non religieuses – et il nous apparaîtra que la charité n'est trop souvent rien d'autre que l'intérêt personnel dissimulé sous le manteau de l'altruisme, et que l'égoïsme le plus accompli est de faire quelque chose pour éviter un sentiment désagréable... Il en va de même du concept de « devoir » ; encore un mot galvaudé prétexte à toutes les tyrannies exercées sur le prochain.

Gabriel-René fut ainsi conduit à se rendre compte que, finalement, jamais ses parents – ceux qui l'avaient ramené de la maternité – n'auraient dû se marier. Ni entre eux, ni chacun de son côté, d'ailleurs. L'union d'un colérique tyrannique et d'une femme fragilisée par une enfance et une adolescence plutôt rude ne pouvait donner qu'un produit contrarié – un fruit gâté – au point qu'il faudrait qu'il s'écoulât sans doute les deux tiers d'une vie normale avant de rendre ce produit conscient, équilibré et ferme dans un monde où il agirait sans subir mais sans agressivité. Ce produit, déjà quand même bien dégrossi, Gabriel-René l'entrevoyait tous les matins dans la glace en se rasant. Et il ne rejetait toujours pas l’hypothèse que tout ce qu’il avait subi depuis sa naissance n’aurait jamais dû s’accomplir.

Certes, il n'était pas question de juger qui que ce soit, surtout pas les parents, mais comprendre, ne retenir que les données et les informations objectives ; ces deux attitudes saines n'ont pas à être ravalées au rang de péché. Le mot « péché », encore un mot à rayer du dictionnaire des êtres éveillés. « Erreur » est le mot approprié. Rayons également celui de « diable » pour le remplacer par « criminel ». Ne parlons plus de « foi » qui n'est autre que la crédulité en d'expectatives spéculations théologiques et doctrinales dont vivent les gens d'Eglises diverses et concurrentes ; avançons le terme « adhésion » ou bien encore « certitude ». « Je ne crois pas, je suis sûr ! » : tel est le  Credo du croyant bien. Adhérer à Dieu, malgré trop d'hommes et de femmes en principe consacrés à son service et qui le recrucifient à longueur d'année liturgique !  Finalement, le Credo du libre-penseur sensé et digne de ce nom est canonisé par ces mots : « Je crois en Dieu, c'est tout ! » Ne pas juger, donc. Constater les faits, les actes, discerner les causes plutôt que de fulminer contre les conséquences. Ne pas réagir par la critique présomptueuse ni encore moins par la haine. Se contenter de fuir l'erreur pour vivre au propre de la conscience. « Comprendre et ne pas juger ! » - cette devise était celle de l'immense Georges Simenon.

Mais les traumatismes de l'enfance restent là longtemps, attendant le remède à priori introuvable ; traumatismes qui suinteront le long du Temps jusqu'à l'évolution spirituelle suffisante du blessé. Le souvenir le plus angoissant de son enfance, Gabriel-René le vécut un Dimanche après-midi d'été. Les parents étaient partis à vélo en l'emmenant sur le porte-bagages de la bicyclette du père. Il devait avoir cinq ans, venait de découvrir l'école primaire. Par malheur, c'était le père qui l'avait pris avec lui. Le porte-bagages du vélo était surmonté d'une sorte de fauteuil en gros fils d'acier avec des étriers pour poser les pieds. La promenade les conduisit à six ou sept kilomètres de la maison, le long d'un canal. Au retour, une péniche était engagée dans l'écluse. Le père, sec et nerveux, s'arrête, la mère aussi, juste au milieu du pont de bois aux planches disjointes. Et le père n'eut plus d'attention que pour les mouvements lents de l'écluse et l'interminable descente du bateau dans le sas. Or, le père n'était pas descendu du vélo, le pied à terre et la main droite agrippée à la rambarde du pont, il conservait le pied gauche sur la pédale ; ce qui penchait dangereusement le vélo au point de faire arriver la tête du gamin entre deux espaces de la barrière du pont, une barrière en petites poutres noires. Et l'horreur était en contrebas : un bouillonnement, un gargouillis, des gerbes jaunes crachées par les vannes de l'écluse. Avec tout ça une odeur, non pas d'eau de canal, mais une odeur industrielle et acidulée – car à l'époque l'usine de produits chimiques longeant le canal y déversait tous ses rebuts. Tassé sur la droite du siège du porte-bagages, donc très mal à l'aise, Gabriel-René avait le vertige et sentait que  d'une seconde à l'autre il allait tomber dans le canal...Et il gémissait, et il pleurait, et il criait qu'il voulait qu'on s'en aille... Le père ne pensa jamais à redresser le vélo. Il continuait à se passionner pour la lente manœuvre de l'écluse, jusqu'à ce que la mère prenne timidement la défense du bambin et que les vélos repartissent, penauds, sur le chemin du retour. Le père jurait, ruminait une colère contenue qui ronfla sur les quatre kilomètres séparant de la maison. « Saleté de gosse ! » est l'apostrophe que Gabriel-René entendit le plus souvent.

Les parents s'étaient mariés sur le tard. Il y eut tout d'abord un enfant mort-né. Le père avait quarante ans et la mère trente-sept lorsqu'il naquit. Une sœur vint également au monde trois années après lui. Une enfant, celle-là, réellement fille de ses parents.

Certes, jamais il ne manqua de quoi que ce fut à la maison. La nourriture était bonne et bien suffisante. Mais il y avait, sous-entendue, la satisfaction du devoir accompli. Une sensation tacite que tout était fait avant tout par devoir. La lettre avant l'esprit dont parlent les Evangiles. Et puis s'imposait l'antisocial « chacun chez soi ! » isolant les deux enfants du reste du village. Ce n'était pas la coutume d'aller chez les gosses des voisins ou de les inviter pour jouer ou bien pour le goûter des quatre heures. Les parents, venus d'une autre région, ne se mêlèrent jamais à la vie du village. L'absence d'instinct grégaire est plutôt louable en soi, mais cette sagesse exacerbée peut pénaliser les enfants au niveau de leur comportement avec autrui. Ce qui fut le cas. Un exemple ; les gosses, tous les ans pour Mardi gras, « faisaient carnaval » en se déguisant et en visitant les maisons du village, quelque fois carrément nantis d'un grand sac à provisions – pour y glaner gâteaux, bonbons, œufs, etc... Jamais Gabriel-René et la sœur ne participèrent à ces réjouissances. A qui la faute ? On ne pourrait l'avancer en fait, mais il rôdait dans l'air comme une réticence, une méfiance, un « ça ne se fait pas !»... Un jour, devant la barrière de la maison, Gabriel-René avait  prêté son harmonica à un camarade plus âge que lui qui s'époumonait dedans à cœur joie en des airs connus du moment. Le père, apercevant la scène, rapplique en vociférant, arrache l'harmonica des lèvres interloquées du grand gars, le jette par terre et le piétine. Gabriel-René est illico sommé de rentrer à la maison.

Ce qui ravissait pourtant Gabriel-René dans ce village de plaine, c'était la campagne environnante, les bois, la neige et, en règle générale, la solitude au chaud milieu de cette nature odorante. Lorsque la maîtresse, ou le maître d'école, organisait une promenade le samedi après-midi ; c'était une vraie fête de se rendre assez loin dans des lieux où il n'aurait jamais eu l'occasion de s'aventurer seul ou avec les parents. Deux clichés devaient rester imprégnés toute sa vie devant la mémoire de ses yeux. Un soir d'hiver de sortie d'école, vers cinq heures. Il était resté pour aider la maîtresse à faire les tampons. Il s'agissait de reproduire sur les cahiers du jour, à la page du lendemain, des fleurs ou des animaux à l'aide de tampons encrés. Destinés à la petite classe, ces dessins seraient ensuite coloriés ou peints par les plus petits écoliers. Tous les autres élèves étaient partis Lorsqu'il se retrouva sur le perron de l'école, haut de quatre fortes marches, le soleil couchant rougeoyait le ciel, la maison d'en face, son bosquet, et puis la neige qui recouvrait le tableau. La neige était irréelle, immatérielle, hors de ce bas monde. Emu, Gabriel-René songea : « Il ne faut pas que tout cela se perde ! ».C'est de cet an, peut-être de 1958, que lui resta le désir viscéral de créer. Créer quoi ? Il ne le savait et ne le saurait que beaucoup plus tard. Le second tableau, intriguant, était composé des pierres tombales, hautes, grosses, grises ou noires et luisant sous la pluie qu'il apercevait en passant devant le cimetière lorsque la grille était ouverte. Surtout les fins d'après-midi où le jour se retirait déjà en laissant les voiles, les brouillards, les contours de la nuit s'insinuer en louvoyant. La mort, un jour, mais dans bien longtemps. La mort, mystère de laideur incompréhensible. L'emblème de ce village aurait pu être, après tout, une pierre tombale. N'était-ce pas aller aux devants de la mort que de venir habiter dans ce village, innommable, puisqu'il ne sera pas nommé ? Ce village fit le malheur du père. Il fit, beaucoup plus tard, le malheur de la mère. Seule la sœur échappa au massacre – à la malédiction des « Cloportes », tels qu'un jour un instituteur à forte personnalité nommerait les habitants.

Et la religion ? Les parents pratiquaient. Le père avait suivi la mère qui, sans le mariage, se serait sans doute faite religieuse ; ce qui aurait mieux valu pour elle qu'une vie matrimonial avec le pire et sans le meilleur. La religion, c'était la messe du Dimanche, avec ses traditions campagnardes d'alors : les habits du Dimanche, le pain béni, les enfants de chœur dont Gabriel-René fit partie de bonne heure. C'était aussi le catéchisme du Jeudi après-midi avec, parfois, des films fixes et muets de Tintin et Milou que le vicaire passait en lisant les dialogues au fur et à mesure du défilement des images. La salle de catéchisme dans la maison d'un particulier, jadis cultivateur, était une petite pièce très ancienne avec des poutres et une charpente des murs apparente entremêlées de torchis. Un endroit sombre avec seulement deux petites fenêtres basses sur le devant et un perron fait d'une grosse dalle lisse. La religion, c'était aussi son père invitant fréquemment curés, vicaires et religieuses à sa table ; faisant les lectures à la messe du Dimanche, mais navrant sa maison et les environs immédiats de colères noires et de jurons infernaux. La religion, c'était la mère lui disant : « Quand Monsieur l'Abbé rentre dans la maison, c'est comme si c'était Jésus qui venait ! » Le vicaire se prénommait Antoine ; très grand, blond, bel homme, il se déplaçait à moto, avait une belle voix, prêchait superbement. Il avait trente ans lorsque Gabriel-René en avait dix. Après Vatican II il devait défroquer, se marier, puis divorcer plus tard. Un autre vicaire aussi, prénommé Pierre, le remplacerait, viendrait aussi souvent souper à la maison paternelle. Plus intellectuel que le précédent, il parlait d'un livre qu'il était en train d'écrire. Un jour lui aussi partirait reprendre d'autres études à la Sorbonne de Paris et se marierait... « Vatican II, un printemps pour l'Eglise » minaudait-on en ces débuts des années 1960. Tant pis pour les dégâts, les ruptures de vœux, les désertions et les vies sacerdotales saccagées ! La religion, c'était aussi le propre baptême de Gabriel-René pour lequel ni le parrain, ni la marraine ne s'étaient dérangés... La religion, c'était encore le baptême d'une cloche de l'église du village pour lequel le père fut choisi pour être le parrain. Parrain avec une voisine pour marraine. Peu de temps après la cloche devait se fêler puis être remplacée. Pour Gabriel-René, la religion ce fut toutes ces coutumes et ces événements, mais jamais  un appel de l'Au-Delà, jamais un élan vers l'Autre Dimension, jamais une ferveur extatique, jamais une dévotion sincère, un idéal, un refuge. En fin d'école primaire, il crut pourtant être appelé à une vocation à la prêtrise ; mais toutes les tentatives entreprises pour concrétiser ce prime choix hasardeux se diluèrent dans des échecs réitérés. En fait, jamais il n'accéda à la voie libératrice et transformatrice de la spiritualité rénovatrice, mais stagna dans les à-peu-près et les miasmes de la religion de façade. Cette religion, c'était aussi les enterrements auxquels il participa très tôt comme enfant de chœur et qui le terrorisaient au point de le rendre malade psychiquement. Dès qu'un glas sonnait, il savait que la, ou les nuits prochaines, il allait mal dormir et faire des cauchemars épuisants. Quant à l'après-midi d'été où dans le soleil il surprit soudain pour  la première fois à sa gauche le corbillard qu'il n'avait pas vu arriver alors quil se trouvait contre la barrière de la maison et qu'il n'allait pas encore à l'école...on parlerait aujourd'hui de « traumatisme ». Ces deux chevaux noirs tirant un chariot également tout noir et chargé de fleurs... Un chariot qui avançait si lentement qu'à tout moment on aurait cru qu'il allait s'arrêter. La religion, finalement : des traditions auxquelles on assiste passivement, par crainte ou par sentimentalisme, des coutumes bizarres,  un décorum malsain et déprimant, et la peur, la terreur, l'arrière-pensée d'être abusé par des malentendus... Car peut-il être concevable de parler de Jésus en déballant toutes ces panoplies funèbres ? Un jour, Gabriel-René entrerait au Petit Séminaire, en sortirait trois ans plus tard. Un long cheminement, une quête harassante allaient le conduire dans des officines cléricales de toutes les couleurs en passant par la réincarnation, l'Eglise gallicane, les Traditionalistes de la fraternité Saint-Pie X, ceux de la Fraternité Saint-Pierre, les Béatitudes et bien d'autres spéculations doctrinales encore, pour le laisser donc, à cinquante ans, sur sa faim des nourritures célestes de l'âme ; mais libre de déclencher le grand ménage dans sa vie spirituelle contrariée et chaotique. Cela le conduirait à jeter ou à brûler quantité de livres dits « pieux » et autres écrits suspectes. Et, par-dessus tout, à rencontrer la vraie spiritualité chrétienne faite d'intériorité et d'adhésion personnelle, individuelle, engagée à Dieu, seul et qui suffit, sans associés ni saints problématiques entraînant dans le gouffre gluant du polythéisme. Dieu seul qui suffit, à la puissance et la splendeur, aux antipodes  de l'aliénation à une pléthore de boutiquiers et de camelots culs bénis. Mais n'anticipons pas ; le meilleur serait pour bien plus tard et le plus mauvais stagnait là, tout proche et croupirait longtemps...

Le père était grand, dégarni, maigre, nerveux, fumeur, un peu buveur quoique jamais ivrogne. Son malheur, finalement, fut de ne pas poursuivre sa vocation qui l'avait engagé en région parisienne pour travailler dans les châteaux comme jardinier – nous dirions aujourd'hui « décorateur-paysagiste ». Mais jamais, au grand jamais, il n'aurait dû atterrir dans ce village-cloaque qui allait faire son malheur à brève échéance. La mère, soumise en apparence, fut en fait le souffre-douleur de ce père. Mais sous des dehors humbles et résignés – pieuse humilité de camouflage – elle  cachait une volonté farouche, certes inemployée, mais qu'elle saurait un jour débonder sans discernement au point de commettre quelques injustices inexcusables au préjudice de prochains desquels elle aurait dû se sentir redevable. Un être déterminé au tréfonds de lui-même, mais dépourvu de moyens d'expression et de statut social la cautionnant pour se réaliser. Paradoxalement, un rôle de martyre dans une toile initialement tressée de volonté pour s'affirmer. Encore un méfait de cette religion aliénante sacralisant la dépersonnalisation, la faiblesse, la démission, l'échec, la passivité toutefois rongée de ruminations névrotiques. Cette mère, également, n'aurait jamais dû venir dépérir aussi dans ce village qui ferait son malheur à très longue durée car elle devait y devenir presque nonagénaire.

C'est pourtant, et hélas, par cette mère que Gabriel-René devait garder comme une fêlure incurable le souvenir le plus désespérant de sa prime enfance. Il n'allait pas encore à l'école. Il devait avoir quatre ans. C'était un début d'après-midi, vers deux heures, peut-être. Un jour avec du soleil qui s'invitait par les fenêtres, au printemps ou tout en début d'automne puisqu'il ne faisait pas froid. Devant le petit poêle bleu outre-mer de la chambre à coucher qui servait pour toute la famille, Gabriel-René se trouva dans les jambes de la mère qui s'affairait à balayer le parquet. D'un mouvement d'agacement elle le poussa en jetant : « Va-t'en, saleté ! » Saleté ? Il fit le rapprochement avec le tas de poussières grises restée sur le plancher ciré devant le petit fourneau. Saleté. C'était cela. C'était tout ce qu'il était. C'était tout ce qu'il valait. Tout ce qu'il valait pour ces gens que l'on nomme « parents »! D'ailleurs, le père vociférait souvent : « saletés de gosses ! » ou, pis encore : « j'en ai marre de me crever le cul pour ces saletés de gosses ! »... Gabriel-René, figé de stupeur, ne sut que ravaler de grosses larmes vers un cœur plus gros encore.

Passons les ans navrants  et les années fripées ! Nous échouons en 1966. En Décembre. Gabriel-René est dans sa chambre à recopier de la musique, car depuis trois ans  il ne rêve que de musique d'orgue et de composition pour cet instrument. Cette musique fut le premier des cadeaux à vie qu'il reçut au Petit Séminaire lorsqu'il y entra en 6ème alors que l'on y construisait un orgue tout neuf de deux claviers. Gabriel-René recopie un « Noël sur la Voix humaine » qu'il a composé un dimanche après-midi d'été sur l'harmonium de l'église. Tout transporté du souvenir  de la composition de cette toute première partition, il n'entend pas un appel, pourtant grinçant, de son père attablé dans la cuisine. Car il est dix-neuf heures, l'heure sans délai de souper. Alors le père entre, furieux de ne pas avoir obtenu de réponse, se dresse devant la table où écrit Gabriel-René en vociférant : « ta musique, toujours ta musique ! » ; et il s'empare de la partition, la jette sur le plancher puis hurle : « tu commanderas lorsque je ne serai plus là ! » Puis il sortit en claquant la porte. Gabriel-René pleura longtemps au point que le lendemain matin il avait encore les yeux rougis de larmes. D'un air faussement innocent, le père lui demanda ce qui lui arrivait... Pourtant, durant cette nuit de tristesse, entre deux réveils désespérants, Gabriel-René avait une nouvelle fois revu cette belle dame qui jouait de l'orgue dans un grand salon richement meublé et décoré. Elle était jeune encore. Avec de longs cheveux auburn et bouclés. Son orgue était un positif de deux claviers, le buffet en était de bois clair et les tuyaux de la montre comme étincelants de diamant. Lorsqu'elle eut fini de jouer, elle se leva. Sa robe était longue et mauve et satinée. Elle regarda Gabriel-René comme s'il se trouvait dans le salon et lui promit : « Un jour, un jour, ce ne sera sans doute pas avant longtemps, mais un jour, un jour ! » Après ce réconfortant songe digne d'un conte merveilleux du Grand siècle de Louis XIV, Gabriel-René avait allumé prestement sa lampe de chevet, ôté la veste de son pyjama et considéré une nouvelle fois cette tache de naissance qui l'avait toujours intrigué : là, au-dessus du cœur et vers l'épaule, de  deux bons centimètres de haut, plutôt large  et très nette : une fleur de lys.

Une semaine après le drame de la partition, le père mourait  violemment comme il avait vécu. A quoi bon narrer le reste ? Parler des tribulations sordides que Gabriel-René devait supporter dans ce « cloaque », puisque certaines menées du maire et d'un voisin eurent pour lamentable mobile de tenter de le faire interner à vie chez les fous ? Puis il y eut surtout, découlant de cette dictature clochemerlesque et bouseuse, une période de chômage étalée. Il y eut aussi tout un lot de provocations à la Gainsbourg, aggravées de poésie forcenée qu'il opposa à ce si  infernal trou du cru.

Et puis, un jour, un jour enfin hors de ce destin si vain, Gabriel-René partit pour la ville. Tout commença pour lui par fonctionner plus décemment. Il déménagea souvent pour bonifier toujours plus sa résurrection. La mère mourut, elle aussi comme elle avait vécu, en silence et dans la nuit. Mais le taraudait la vrille des regrets de ce qui ne fut pas, de ce qui pourtant aurait dû être, de ce qui ne serait sans doute plus jamais. Toutefois il apprit à ne pas se plaindre ni non plus à plaindre les autres. On s'est trompés ou l'on a été trompé. On a tout gâché ou bien l'on nous a tout gâché. On oublie tout et l'on s'en va plus loin faire autrement et avec d'autres gens. Gabriel-René ne s'était jamais marié, tenant aussi le mariage pour un acte de commerce dans lequel il n'avait jamais eu les moyens financiers pour investir. Il n'était pas question non plus de se marier pour divorcer. La vraie vie de famille ? Il en avait cependant contemplé un tableau vivant concret qui l'avait interpellé. C'était dans la famille d'une petite serveuse de restaurant qu'il fréquentait durant l'été de 1973. Elle avait trois frères et une sœur. Et tout ce petit monde s'entendait à l'unisson ; et tout ce petit monde s'aimait comme on respire ; et tout ce petit monde se câlinait sans mettre de gants. C'était tellement inédit pour Gabriel-René que vingt-huit années plus tard il y penserait encore. Lui revenait aussi, comme un relent acide, la réflexion que lui faisait la mère lorsqu'il lui arrivait de dire à la sœur : « va-t'en, c'est ma place ! » - une réflexion tranchante comme la faux de la Camarde : « ta place, elle est au cimetière ! ». Comment, donc, vingt-huit ans après la visite à cette vraie famille aimante, penser que peut-être un jour...Un jour prochain, un jour soudain, une petite famille, une toute petite et vraie famille...Mais les exemples subis, ainsi que ces tableaux hideux d'une religion qui rend les gens méchants et malheureux, avaient laissé trop de blessures. Et comme une cassure quelque part, et dans la tête et dans le cœur. Continuer à vivoter serait sans doute son lot. En améliorant certes toujours plus sa position sociale, mais comme un paria, avec tant de regrets et, peut-être, de vains et ridicules espoirs. Pourtant, il lui restait -hallucinant cadeau de certaines nuits compensatrices- la vision dorée de la belle dame à l'orgue semblant jouer pour lui...

Arriva l'an 2000, tant souhaité, tant redouté...et qui se déroula comme n'importe quelle année auparavant.  Gabriel-René la choisit cependant afin de renoncer à la succession de son trop lourd passé. Il ne voulut rien garder de cette époque massacrée. Ni un seul livre, ni une seule photographie. Un passé avorté, donc doublement mort, n'a plus lieu de se cramponner ne fut-ce que dans la plus petite ombre d'un recoin de la mémoire. « Laissez les morts enterrer leurs morts ! » a dit Jésus. Un maître spirituel lui avait providentiellement enseigné : « Ne vous laissez pas encombrer par les mauvais souvenirs. Apprenez à vivre pleinement un moment, puis oubliez-le et passez à un autre sans être influencé par le premier. Vous voyagerez ainsi avec si peu de bagages que vous pourrez passer par le chas d'une aiguille. Vous saurez alors ce qu'est la vie éternelle, car la vie éternelle est dans le présent, dans le présent éternel. C'est à cette condition que vous entrerez dans la vie éternelle. » *

Pour l'héritage d'un passé trop souvent noir : « nul n'est tenu d'accepter une succession qui lui est échue ».

Pour l'héritage des cloportes ne reculant devant aucune tentative visant à marginaliser, avilir, et pourquoi pas à exterminer son semblable : « nul n'est tenu d'accepter une succession qui lui est échue ».

Pour l'héritage d'une pratique religieuse d'hypocrites rendant les gens méchants et malheureux : « nul n'est tenu d'accepter une succession qui lui est échue ».

Et, surtout, pour la maison héritée de problématiques parents : « nul n'est tenu d'accepter une succession qui lui est échue ».

Article 775 du Code civil : « nul n'est tenu d'accepter une succession qui lui est échue ».

 

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Lundi 19 Mars 2018. Une lettre en recommandé avec accusé de réception parvient à Gabriel-René. Adressée par Maître Jean-Albéric Fordevaux, notaire à Paris. Le style, quoique administratif n'en demeure pas moins stupéfiant sur le fond et mêlé d'accents lyriques.

« Monsieur, après de longues -voire de désespérées- recherches jusqu'alors infructueuses, madame la Comtesse Emeline des Aubrais désire ardemment vous rencontrer le plus vite possible à mon étude du boulevard de Courcelles dans le  8ème arrondissement. Agée aujourd'hui de 87 ans, elle est convaincue d'être votre mère. Ayant accouchée en région, le 30 Avril 1951 alors qu'elle avait vingt ans, elle mettait au monde un garçon avec, au-dessus de cœur et proche de l'épaule, une tache de naissance représentant très nettement une fleur de lys. Or, de retour à Paris lorsque les fièvres de son accouchement la quittèrent, elle ramena avec elle un enfant qui ne possédait plus cette marque et qui devait décéder quelques jours après. Hélas jamais -avec cependant l'aide active des Renseignements Généraux – cette noble dame ne put retrouver le fils que, indubitablement, l'on lui avait volé et remplacé par un autre né le même jour et dans la même maternité, Et c'est grâce au plus grand médium de Paris et -toujours- par le zèle hors pair des  Renseignements Généraux que Madame la Comtesse a pu vous faire contacter par mon entremise. Mais sans doute son nom ne vous est-il pas inconnu puisqu'elle a gravé un certain nombre de disques ? Elève du célèbre improvisateur et compositeur Pierre Cochereau qui, durant trente années, fut le titulaire exceptionnel des grandes orgues de la cathédrale Notre-Dame de Paris ; elle a étudié l'orgue et termina sa carrière comme organiste de la chapelle royale de Versailles. Si, comme elle en est convaincue, vous êtes son Fils, elle rédigera un testament vous léguant, et son appartement parisien du boulevard de Courcelles et ses terres de province. Enigmatique et souriante, elle a insisté pour que je vous précise que cet héritage comporte aussi un orgue positif de deux claviers. Ces legs, ainsi que d'autres et urgentes formalités,  seront exécutés lorsque Madame votre mère aura reconnu la tache de naissance qui restera pour elle, et pour vous, la marque divine du plus émouvantdes miracles : la fleur de lys.

*Antony de Mello – « Quand la Conscience s’éveille ».

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L’ORGUE, EN MINIJUPE.

 

Un mois après son arrivée à Dargonne – un 25 Mars, premier Dimanche enluminé du Printemps – Aurélie Sage, alors qu'elle pénétrait dans la grande église Saint-Jean-Le Bien-aimé par le portail principal afin d'assumer son service d'organiste titulaire ; aperçut de loin sur sa gauche un carré bleu affiché à la porte étroite, sombre et ajourée ouvrant sur le colimaçon d'escaliers séculaires qui conduisaient à la tribune de l'orgue. Agréablement intriguée car, dans cette petite ville de province non loin de Paris en TGV, jamais le moindre désagrément n'avait démonté son caractère enjoué. Le carré, supposé de loin, était en fait un bristol rectangulaire de format A4 et d'un bleu azur mat, offrant au regard gourmand d'Aurélie le quatrain ciselé et calligraphié  d'un rouge palpitant :

A votre Callinet

Je veux vous câliner.

Pour mon désir il n'est

Point cas de lésiner !

Ah ! Songea-t-elle flattée, un nouveau soupirant commence timidement à se déclarer !

Car, durant les trois Dimanches depuis son arrivée, après la messe de onze heures, trois ou quatre jeunes hommes restaient assis dans l'église pour écouter la sortie qu'elle édifiait toujours avec faste et dentelles, sous ses jeunes doigts, cependant fermes de maîtrise. Ces admirateurs étaient-ils mus par une sincère piété mélomane? Pourquoi non ? Mais ils attendaient surtout la fin de la symphonie des orgues pour s'esquiver, en silence pointé, et se positionner chacun avec stratégie sur le parvis afin de pouvoir ne rien perdre de la sortie, toujours remarquable – au sens littéral du terme – de l'attirante brunette Aurélie Sage qu'à cette occasion démentait l'épithète du nom par la troublante hardiesse de sa toilette. Depuis sa rencontre avec la célèbre organiste des USA, Diane Bish, Aurélie avait adopté la richesse colorée et la variété sans cesse renouvelée de la mise de la productrice de « Joy of Music » Et, surtout, jamais l'on n'avait surpris Aurélie Sage vêtue autrement que d'une minirobe ou minijupe  haute célébrant des cuisses parfaites et veloutées. Prestation revigorante hautement médiatique et contrepoison aux squelettes asexués anémiant les rues des villes, des bourgs et des campagnes.  D'ailleurs, le grand Brassens avait depuis longtemps plaidé pour la cause de la femme intégrale aux formes déclarées : « Fi des femelles décharnées, vive lesbelles un tantinet rondelettes ! » Mais qui était donc cette explosive et jeune musicienne ?

Son père, Charles-Marie, alors qu'il amorçait dès la fin de ses études une carrière d'attaché au CNRS, avait épousé une demoiselle Laure-Anne des Aulnois fille unique de parisiens fortunés. Aussi leur prime demeure fut un appartement aux premières loges de la Porte de Versailles dans le XV°. La nouvelle madame Sage-des Aulnois décida qu'elle ferait du mariage - pour le meilleur et sans le pire -  l'apologie de l'épanouissement de la femme, qui ne faillirait point à ses responsabilités de mère et de dame au foyer. Pas question pour elle du statut de « moitié » vacataire ou d'épouse à mi-temps accaparée par je ne sais quel échappatoire professionnel ! Aurélie connut ainsi une mère « à plein-temps » selon la terminologie prolétaire. Elle grandit choyée dans une famille mue par l'audace de vivre et de se réaliser au profit de ses semblables, en prêtant une attention discernée aux intuitions provenant de l'Autre-Dimension. Aurélie fut baptisée,cela par convention ; il eût été malsain et roturier de renier le baptême catholique. Et la vie spirituelle d'Aurélie stagna depuis le berceau jusqu'à ce que sa marraine, Aude-Marie alors directrice de la chorale de la basilique Notre-Dame des  Victoires, avisa son amie d'enfance, Laure-Anne des Aulnois, qu'Aurélie volait gracile sur ses treize ans et qu'une communion solennelle serait bienvenue pour son âme, et pour le sentiment du devoir religieux accompli de ses parents. Avec la complicité du nouveau et jeune vicaire, moderniste-ultra, il fut convenu qu'Aurélie suivrait une forme de mise à niveau accéléré du catéchisme et, le dernier Dimanche de Mai, devait être célébrée à la basilique Notre-Dame des Victoires – rue des Petits-Pères dans le 2ème arrondissement – la communion solennelle d'Aurélie. Mais, malgré la préparation hâtive à ce sacrement, la jeune fille avait retenu l'essentiel. Jésus, le Christ, lui avait bien affirmé -par l'intermédiaire de son serviteur local le vicaire de la basilique- que « celui ou celle qui mange ma chair et boit mon sang aura la vie éternelle ». Le célébrant donnant la communion avec foi en ce sacrement, et la communiante la recevant avec désir ;  l'eucharistie solennelle était valide, et cela pour l'éternité de la vie de l'âme d'Aurélie tant qu'elle ne  la renierait pas.

Mais, simultanément à cette visite divine dans l'âme de la communiante, un autre invité dont on ne lui avait jamais parlé et qu'elle ignorait complètement faute de ne l'avoir jamais entendu ; allait s'introduire et demeurer également pour la vie dans le cœur et l'âme d'Aurélie. Un invité majestueux qui interviendrait tout au long de l'office. Un invité endimanché de toutes ses voiles sonores. Un invité auquel elle tournait le dos, mais qui lui enverrait comme par brassées des bouquets de notes de plusieurs tonalités : l'orgue ! Ce dernier avait été construit en 1732 puis restauré de fond en comble en 1973 par les ateliers d'Alfred Kern alors facteur d'orgues à Strasbourg. L'instrument, fort de quatre claviers, demeurait l'un des plus majestueux de Paris. Non, même par le disque ou la radio, jamais Aurélie n'avait prêté attention à cet instrument qui, en fait, était fort de plusieurs instruments appelés registres. Le grand plein-jeu, qui faisait appel aux jeux les plus puissants et étincelants, éclatait en salves pour les sorties ou les cortèges nuptiaux. Les fonds d'orgue incitaient au recueillement et à la méditation, ou bien à l'hommage rendu au défunt durant l'absoute. La basse de trompette ou de cromorne, avec ses accents cavaliers voire jupitériens et lestes, ragaillardissait l'humeur. La Tierce en taille, ou cromorne en taille énonçait au ténor une mélodie intime et romantique, enchâssée qu'elle était entre la partie de pédale et celle des dessus jouée à la main droite et qui lui servaient d'accompagnement. Le récit -une mélodie interprétée sur un registre typique- et soutenue sur les jeux doux à la main gauche- avait toujours quelque chose à raconter... Les dialogues sur les grands jeux étaient des répliques triomphantes, royales, guerrières. Mais Aurélie s'éprit d'un tout petit registre, fluet, frêle, nasillard, timide et chantant comme dans le lointain :   la Voix Humaine.

La Communion solennelle d'Aurélie sonna pour elle - dans cette basilique Notre-Dame des Victoires - comme un mariage avec l'orgue. Dès le lendemain elle supplia sa marraine de la présenter à l'organiste titulaire, Maître Olivier Beaupré, afin qu'il lui apprenne comment devenir une grande organiste... Le maître, aux cheveux gris ébouriffés et longs, semblait toujours distrait par un sujet aux antipodes de la conversation du moment – ce dont il semblait s'excuser par un sourire fréquent. D'emblée il choya avec paternalisme sa toute jeune et prometteuse élève. A l'issue de onze années passionnément studieuses, à l'orgue et au Conservatoire de la Capitale, Aurélie affichait un premier prix d'interprétation, mais aussi des prix d'harmonie, de contrepoint et de fugue. Enfin, ce bon papa Beaupré, ancien organiste titulaire de la Cathédrale Saint-Bénigne de Dijon, l'informa qu'une tribune de Côte d'Or était sans organiste.  Et, puisqu'il connaissant depuis l'enfance celui qui, maintenant, occupait le poste de Vicaire Générale à l'archevêché de Dijon ; il la pria de se présenter à lui de sa part.

 

****

Rendez-vous fut pris pour la Semaine Sainte et le Mercredi suivant Aurélie sonnait à l'archevêché de Dijon. La religieuse, servant à l'accueil,  l'introduisit dans un grand salon carré avec deux des murs hauts de rayons de livres avec des reliures marquant  une prédilection pour le rouge bordeaux. Quatre fauteuils Voltaire, au bois d'ébène avec une garniture mauve, étaient disposés au moelleux d'un tapis rond et bleu marine de belle surface et ennobli d'un semi serré de fleurs de lys argentées ; de telle sorte que chacun d'entre eux tournait le dos à une majestueuse porte ornée de bois clair s'ouvrant derrière lui. Quatre portes, quatre fauteuils, deux bibliothèques semblant écloses des murs lambrissés et, surmontant la porte par laquelle Aurélie était entrée, un vitrail contemporain de presque toute la largeur du mur filtrant généreusement la lumière de la rue. Occupante aérienne invisible, mais omniprésente dans cet imposant salon, une senteur  de cire d'abeilles. Aurélie avait choisi le fauteuil faisant vis-à-vis à la porte par laquelle elle venait d'être introduite – elle pensait intronisée - afin de mieux assister à l'arrivée de son éminent interlocuteur. Mais, à peine abandonnée à la profonde douceur mauve du fauteuil, elle perçut à sa droite un déclic suivit d'un roulement de gongs huilés et d'une voix triomphante :

–    Bonjour, Aurélie !

Tournant la tête et se levant, elle vit avancer sur elle – et lui tendant la main - un homme à la septantaine sémillante, coiffé de courts cheveux poivre et sel en brosse, avec des yeux de myope secourus par des lunettes au design très avant-gardiste malgré la dorure ; vêtu, certes d'un pantalon gris très clergyman mais libéralisé d'une chemise moderniste du même mauve que celui des fauteuils. Aurélie aperçut toutefois, d'un brillant d'argent, une petite croix épinglée sur la chemise de l'ecclésiastique gradé, et à la place du cœur. Le Père Xavier Quatrétol s'était assis en face d'Aurélie et son étonnement ravi rajeunissait encore plus ses traits. Il entama d'emblée la présentation du poste vacant à la tribune de l'orgue historique, construit fin du XVIIème par François Callinet en la cité de Dargonne.

-Le fait que ce soit mon ami d'enfance Olivier Beaupré – non seulement pour moi un frère depuis l'école primaire mais parfois un jumeau dans la pensée – qui vous envoie vers moi ; me fera vous confier sans fioriture ce que - comme disent les braves gens -  j'ai sur le cœur pour ce qui concerne cet orgue de Saint-Jean-Le Bien-aimé. J'officiai dans cette église comme  vicaire au tout début de mon apostolat, ce qui ne remonte cependant pas loin dans le temps puisque je fus une vocation tardive après mon veuvage. Un ancien chapelier tenait cet orgue - enfin, il y faisait du bruit - à la complète désolation des fidèles et des célébrants. Durant les absoutes, qui parfois s'étirent sur le temps, il plaquait des accords humides, toujours les mêmes, qui semblaient comme des corbeaux mouillés  se débattant des ailes avant de tomber dans la nef et de s'égoutter entre les interstices des dalles...Or, la ville de Dargonne est petite, vingt fois plus petite que celle de Dijon. Jamais nous n'eûmes la chance revigorante pour l'âme et l'oreille mélomane, d'accueillir un organiste digne de ce vocable et doublé d'un homme aux meurs personnelles irréprochables. Au lieu de cela nous apprîmes que les sons dégoulinant des tuyaux de ce Callinet agonisaient sous les doigts crochus d'un pédophile.

Le Père Quatrétole sembla près de s'emporter, mais, fixant Aurélie bien au velouté brun et doux de ses yeux, il s'apaisa et lança :

-Jamais je ne tolérerai à cette tribune de Dargonne un organiste orgasmatique qui se triture le Larigot !

La tirade fit son effet d'hilarante magie et tous deux éclatèrent d'un rire juvénile. Le Vicaire-Général reprit, en ne quittant pas les yeux d'Aurélie :

-Vous serez surprise de ce que je ne vous pose aucune question, mais Olivier m'a longuement parlé de vous qu'il considère comme sa fille spirituelle. Non plus, je ne m'étendrai sur vos gages qui seront symboliques – vu le Denier du Culte parvenu en phase terminale. Ebloui par votre CV, je ne doute pas que dans moins d'un trimestre il ne vous arrive des élèves, et de la région, et de plus loin.

Aurélie, baissant les yeux sous l'éloge, avança :

-Donc, mon père, vous savez qu'au niveau de la pratique catholique, je ne puis vous présenter autant de références...

Avec une mimique de prophète décidé à l'annonce d'une prédiction heureuse, il augura, doctrinal :

-En vous envoyant vers moi, Olivier Beaupré a fait acte, aussi, d'évangélisateur pour le salut de votre âme. Quant à la suite, lors des offices que vous desservirez, lassez votre âme se bercer de ce qu'elle entendra – tant en paroles du célébrant que par les chants de la liturgie.

Aurélie, inspirée, trouva une question cruciale que seul pouvait lui souffler l'Esprit Saint :

-Que me conseille votre autorité de prêtre pour ce qui est de la façon d'honorer ma charge ?

Après un silence, à la fois reconnaissant et plein d'espérance pour l'inattendu de la question, le Vicaire-Général comprit que l'occasion était venue pour lui de tout révéler à la jeune fille du réel problème actuel de l'Eglise romaine. A voix lente il exposa :

-Dieu m'accorde, comme satisfaction majeure d'apostolat, de partager sans mélange le souci de Monseigneur l'Archevêque qui a fait de moi son bras droit : l'œcuménisme entre...Catholiques ! Cet aveu pourrait paraître une boutade mais c'est une cruelle vérité. Eglise postconciliaire, Fraternité Saint-Pie X, Fraternité Saint-Pierre, communautés nouvelles : tous ces petit mondes -alors qu'ils devraient former l'unique monde ecclésial chrétien- se conduisent en boutiquiers, en concurrents, voire en adversaires...Ce n'est certes pas nouveau dans l'histoire de l'Eglise, mais notre époque mérite le flambeau de la discorde incongrue. Alors, plus que jamais, il nous faut relire Saint-Paul dans sa 1ère lettre aux Corinthiens, Chapitre 1, verset 10 à 13. « Je vous engage, frère, au nom de notre Seigneur Jésus-Christ, à vous mettre d'accord. Qu'il n'y ait point de divisions parmi vous, Vivez en bonne entente, n'ayez qu'un même esprit, un même sentiment. En effet, frères, j'ai été averti par les gens de Chloé, qu'il y a parmi vous des disputes. J'entends dire par là que tel est votre langage entre vous ’Moi, je suis disciple de Paul – moi, d'Apollos ; - et moi de Céphas ; - et moi, du Christ’. Voyons, le Christ serait-il divisé ? Est-ce Paul qui a été crucifié pour vous ? Est-ce au nom de Paul que vous avez été baptisés ? »

Le Vicaire-Général se tut quelques secondes et, regardant Aurélie une nouvelle fois avec paternalisme :

-Vous êtes au service de la sérénité de l'âme de quiconque écoutera votre musique. Vous avez la chance de vous servir du seul langage universel : la Musique ! Nous, prêtres, rencontrons la barrière des langues au niveau de la liturgie ; ce qui a découlé et découlera toujours du Concile Vatican II se détourna du latin au profit de la langue vernaculaire de chaque pays. Or le latin était le langage œcuménique de toute l'Eglise – où que vous alliez de par le monde. La Musique est votre sacerdoce, dans les futures œuvres que vous ne manquerez pas de composer, songez toujours qu'il n'est qu'un Dieu peiné de constater que les religions mises en place par ses créatures ne servent souvent qu'à les diviser et à les détourner de Lui !

Aurélie devint émue et se sentit comme investi d'une mission à laquelle rien ne semblait la prédisposer. Le père Xavier Quatrétol conclut :

-Soyez fille de Dieu en aimant tous vos frères au travers de votre musique. Servez-vous également de tous les avantages dont le Ciel vous a gratifié pour le triomphe de votre art qui, puisque telle est la volonté de Dieu, vous conduit à cet orgue de François Callinet afin qu'il serve enfin Dieu, très au loin des orgues de Sodome et Gomorrhe ! Avec votre talent, votre jeunesse prometteuse, votre féminité avenante ; vous deviendrez un témoin de cette Eglise renouvelée du Monde nouveau ! Et, remarquez bien également ce signe : vous êtes arrivée à Dargonne un mois avant la grand-messe de Pâques, comme pour vous y préparer et pour décider du sens que vous donnerez à votre mission.

Puis il entraîna Aurélie dans son bureau afin de régler quelques formalités administratives d'usage.

 

****

Même quand elle pénétrait un soir d'hiver ou bien en pleine nuit dans une grande église, bien avant une séance de travail ou d'enregistrement ; Aurélie ne ressentait jamais le moindre vide angoissant que les grands espaces clos et populeux peuvent déclencher, lorsqu'ils se retrouvent vides de la moindre présence humaine et figés dans un silence le plus étal. L'impression était que derrière telle colonne séculaire, au fond de telle chapelle latérale, où même dans l'une des stalles du chœur d'un côté du maître-autel, quelqu'un se recueillait sans bouger. Une certitude de présences invisibles. De plusieurs entités, pas forcément dans un corps de chair. Et revenait à Aurélie cette expression de la dialectique catholique : la communion des saints. La possibilité de présence, parmi les vivants, de personnes ayant quitté – récemment ou de longue date – leur enveloppe charnelle. Le mot  fantômene se présentait toutefois pas dans le raisonnement d'Aurélie. Le fantôme est la matérialisation de forces du mal, d'âmes en peine ou bien damnées. De ces entrées nocturnes dans une grande église, Aurélie gardait comme la sommation d'un devoir de responsabilité quant à l'utilisation judicieuse qu'elle allait faire de l'orgue. Conduisant mal cet orgue, c'était le bruit déplacé, l'incongruité, le blasphème dans le lieu saint. Cet avertissement de l'Autre Dimension, lui intimant l'ordre de servir à bon escient, ne la tança qu'une seule fois de jour alors qu’elle effectuait un remplacement à Paris. Mais quel jour ! Un lendemain de 14 Juillet, chaud et embrasé de toutes les lumières d'un après-midi de plein été. Il était 14h30. Juste l’heure d’une messe de funérailles. Mais quelles funérailles ! Avec trois cercueils qui allaient s'avancer d’une lenteur obsédante et se retrouver placés l'un à côté de l'autre au bord du chœur : celui du père, celui de la mère, celui du fils décédés dans un effroyable accident de la route. Et, tout derrière le dernier cercueil, la petite fiancé du fils, recroquevillée de noir et de pleurs inutiles. Aurélie comprit que l'absoute resterait pour elle  - et à jamais durant sa vie d'organiste – l'instant crucial de son art requérant le plus de tact, d'à-propos et d'inspiration pour éviter de décupler la douleur des fidèles qui allaient défiler un à un devant le cercueil afin de jeter de l'eau bénite – faire le signe de la croix au-dessus du cercueil  à l'aide du goupillon de métal préalablement trempé dans un bénitier. A partir de ce jour, Aurélie se renseignait auprès des Pompes Funèbres sur l'état-civil du défunt ; surtout l'âge et la situation familiale. Ensuite de quoi elle ajustait ses absoutes, choisissant tel compositeur, tel genre de pages à exécuter. Et, dans les cas de mort particulièrement désespérante, elle improvisait, sur un fond d'orgue, le plus discret possible et sans les jeux de seize pieds. Là, elle communiait avec le défunt, mieux : elle s'adressait à lui.

****

Restait l'énigme du 25 Mars de ce quatrain calligraphié par un admirateur anonyme mais décidé :

A votre Callinet

Je veux vous câliner.

Pour mon désir il n'est

Point cas de lésiner !

Or le mystère devait encore l'intriguer durant une semaine, tout au long de la Semaine Sainte. Mais, dès le lundi suivant la découverte dominicale, Aurélie avisa, sur l'étal de la Maison de la Presse de la rue du Bourg, un journal au titre pas banal : « La Feuille de Chou-rare » ! C'était un hebdomadaire d'informations. Elle l'acheta et choisit un banc du square ensoleillé jouxtant l'église pour le déplier. Curieusement, elle passa outre aux titres de la une et se saisit du quatre de couverture, entièrement consacré à un éditorial illustré de dessins drolatiques : « La Pâte àmodeler », et signé...Fructidor ! Elle dévora le pamphlet décapant mais édulcoré d'un humour bien dosé. Fructidor s'en prenait aux gogos, embrigadés dans des associations, fraternités, sociétés, partis et autres sectes habiles ; et que l'on malaxe à coups d'idéologie, d'idéaux culturels ou sociaux, voire même d'ésotérisme ; afin de les empêcher de penser par eux-mêmes et de conduire leur vie hors des goulags de la pensée unique. Et tout cela en leur soutirant des cotisations et autres dons – parfois dodus - à destination du gousset des organisateurs-prédateurs... Aurélie s'enquit des coordonnées du journal : 21 rue des Nouvelles ; une adresse opportune pour des locaux de presse écrite ! Elle y courut. Bâtisse ancienne dans une étroite rue  piétonne et pavée - probablement classée - bureaux tous au rez-de-chaussée et mobilier que l'on aurait dits surgis d'un roman de Zola. Et puis ces effluves racés de cire, ces vibrations de chaude convivialité... Où avait-elle déjà baignée dans un tel  environnement  relaxant ? La première pièce dans laquelle Aurélie entra devait être le petit bureau de la secrétaire d'accueil, et silence tout en longueur de cet antre de l'information débridée. Visiblement personne à son poste, ou bien alors... Mais un craquement de bois sec indiqua que l'on y pénétrait derrière elle par la porte d'entrée.

-Bonjour, Maître Aurélie !  Jean-Bernard, se présenta l’hôte.

Un grand gars d'une trentaine d'années, blond aux cheveux courts et crantés– genre arien  comme il plaisait parfois - lui tendait la main en la priant de s'asseoir dans le petit fauteuil Voltaire rouge. Lui, contourna le bureau de la secrétaire d'accueil et s'y installa.

-Oui, le Lundi, je suis quasiment le seul à travailler.

Aurélie avait comprisJean Bernard - un prénom suivit d'un nom - ce qui lui fut démenti plus tard. Elle avança, en souriant :

-Qui est Fructidor?

-Ah ! Comme l'on dit à l'Armée : confidentiel-défense ! C'est un pseudonyme, nul ne doit connaître la véritable identité de l'éditorialiste. Cela lui permet d'écrire librement, inaccessible à la vaine gloire comme à la vindicte des cibles auxquelles il s'en prend.

Ce court dialogue résonnait, entre les jeunes gens, comme une formalité de convenances hors du vif du sujet. Aussi le journaliste changea-t-il le cours orienté de la conversation pour se présenter.

-Vous êtes du XV° je suis du XVII°, des Batignolles. Après des études poussées en Mathématiques, je me suis entiché de statistiques et me suis mis à boursicoter – mais à boursicoter d'ahans- à tel point que, nanti d'une fortune aux formes rondouillardes, j'ai décidé d'investir dans une occupation qui...m'amuserait, et loin de Paris, que je ne renie pas mais, disons que j'ai envie de faire profiter la province des acquis d'un Parisien... Cela dit, sans forfanterie mais avec beaucoup de malice conviviale. Raison, également, du choix du nom de de mon hebdomadaire : « La Feuille de Chou-rare », ce qui rappelle le chou-rave, légume essentiellement provincial. Et cette feuille rare pousse au loin des pépinières et taupinières de la pensée unique.

-Mais ce mystérieux Fructidor semble  me connaître et vouloir me connaître mieux...

Jean-Bernard ne put s'empêcher de sourire à l'euphémisme et ne répondit rien à  la supposition ambiguë d'Aurélie. C'est en professionnel qu'il reprit :

-Une personnalité dijonnaise m'a longuement parlé de vous. J'avais donc l'intention d'aller vous écouter un dimanche. Mais cela, dans quelque temps, disons durant l'été ; et puis ce Fructidor...Ce Fructidor m'a donné l'envie de, par exemple, me rendre à la grand-messe de Pâques afin de vous entendre pour la première fois et de découvrir votre poste de travail - la Console, selon le mot qui convient - là-haut,tout là-haut, à votre Callinet...

Aurélie sourit à l'allusion non dissimulée en acquiesçant à la proposition de rencontre, officielle. Ils se serrèrent la main. Lui, l'appelant par son prénom. Elle, en lui disant simplement Jean.

 

****

Survient le Dimanche de Pâques -qui est un 1° Avril. Avant de monter à la tribune, Aurélie passe par la rue du Bourg afin d'y acheter le dernier numéro de La Feuille de Chou-rare, et ses yeux volent en quatre de couverture pour y déguster l'éditorial de ce clandestin Fructidor. « Pâques cette année n'est pas un poissond'Avril ! ». L'article est plutôt didactique et renferme un bref historique des œufs de Pâques et de l'origine des farces du Premier Avril. La tradition de s'offrir des œufs au printemps remonte à l'Antiquité : les Perses, les Egyptiens s'offraient en guise de porte-bonheur des œufs de poule décorés en signe de renouveau. Il est de tradition d'en échanger avec ses proches le jour de Pâques, en se saluant par l'invocation   Christ est ressuscité ! Quant aux origines  du poisson d'Avril, elles restent obscures mais la tradition festive de personnes qui sont l'objet de farces ou de satires existe dans plusieurs cultures depuis l'Antiquité et le Moyen-Age : fêtes religieuses romaines des Hilaria célébrées le 25 Mars ; la Holi, fête des couleurs hindouiste ; Sizdah bedar, fête persane ; Pourim, fête juive ; fête des Fous médiévale en Europe. Plus précisément pour la France, on raconte que jusqu'en 1564, l'année commençait le 1er Avril. Cette année-là, le roi Charles IX décida de modifier le calendrier pour faire commencer l'année au 1er Janvier...Les Français continuèrent donc à s'offrir des cadeaux et des étrennes  le 1er Avril ; ce qui, peu à peu, dégénéra en farces et canulars fréquemment énormes. Et la conclusion de  l'éditorial explose sur une critique faite des blasphémateurs, christianophobes et autres libres penseurs chevrotants : « A Pâques, l'on n'a pas besoin d'eux pour faire l'omelette ! » La lecture de cet éditorial rappelle soudain à Aurélie  comme un même style dans l'exposé des informations et des apports personnels originaux de l'auteur...Une même sensation de sérénité, certes didactique, mais enjouée et soucieuse de ravir l'auditeur. Car, oui, il s'agissait de paroles généreuse reçues il n'y a pas longtemps. Un éclair alors zébra de joie dans l'esprit d'Aurélie. Et si ?...La bénéfique  Feuille de Chou-rare  s'empara une seconde fois de ses yeux curieux qui se figèrent sur les noms de l'état-major du Journal. Directeur de publication et Rédacteur-en-chef : Jean-Bernard Quatrétol !

Aurélie prit bien garde de ne pas fermer à clef la petite porte étroite et ajourée de bois séculaire conduisant au colimaçon de la tribune. A son arrivée, Jean-Bernard la tutoie, Aurélie l'appelle Jean-Bernard, en baissant à demi les yeux en guise d’excuse pour sa méprise sur ce prénom,  et le tutoie aussi. Le Directeur de publication et rédacteur-en-chef de La Feuille de Chou-rare  est costumé de bleu marine, chemise azur et cravate d'un mauve très foncé. Toujours la tête droite et haute et la blondeur de ses cheveux crantés. Un homme très séduisant, sûr de lui sans arrogance mais avec de fréquents demi-sourires affables. Il saisit l'une des rares chaises en paille de la tribune, et la place à gauche en tournant le dos à  Aurélie, installée à la console et qui rassemble en bon ordre les partions des cantiques qu'elle doit accompagner durant cette grand-messe de Pâques. Il est bien décidé à la laisser œuvrer en restant à sa place et sans lui chuchoter la moindre parole.

Puis c'est tout d'abord sur le triforium - qui s'étire tantôt sur sa gauche, tantôt à droite -  que les yeux de Jean-Bernard planent comme au ralenti. Le triforium (terme issu du vieux français  trifoire  venu lui-même du latin  transforare, percer à jour) est un passage étroit aménagé  dans l'épaisseur des murs au niveau des combles sur les bas-côtés de la nef d'une grande église. Utilisé essentiellement en architecture médiévale (à partir du XI° siècle), le triforium est un composant essentiel de l'élévation interne dans l'architecture gothique. Situé au-dessus des grandes arcades ou des tribunes, ce passage qui horizontalise l'élévation interne ouvre sur l'intérieur de l'édifice (nef, transept ou abside) par une série régulière de petites arcades qui occupent toute la largeur de la travée (triforium continu) ou seulement une partie. Par son étroitesse et sa construction, le triforium qui n'a pas de vocation liturgique se distingue fondamentalement de la tribune qui est une galerie supérieure.

Jean-Bernard a les yeux exécutant comme un travelling de caméra sur ce triforium. Il songe à ses parents. Sa mère décédée si jeune... Et son père... Ce père qui ne s'était jamais remarié, célèbre éditeur parisien aux éditions de La Levée du Moulin, spécialisées dans la spiritualité de toutes les sensibilités ; du christianisme à l'islam en passant par la réincarnation et la Franc-maçonnerie. Ce père au surprenant  revirement du destin mais mûri par la somme des lectures des ouvrages qu'il avait publiés. Ce père qui, comme le prêtre  en train de célébrer au chœur de cette église du XIII° siècle, St-Jean-Le Bien-aimé, célébrait également, tout de même gradé dans la hiérarchie ecclésiale au diocèse de province. Aurélie l'avait-elle déjà découvert ? Cette Aurélie en qui il avait découvert, le premier jour, initialement comme une sœur, oh ! Pas longtemps car, maintenant...Mais ce matin, Jean-Bernard oublie la belle et jeune organiste désirable vêtue de marron moiré et d'une mini-jupe haute découvrant des jambes galbées de noir. Sont-ce les accords de l'instrument soutenant les chants sur les jeux de fond où les odeurs d'encens festif qui commencent à monter jusqu'à la tribune ? Mais Jean-Bernard revoit les séquences majeures de sa vie spirituelle, magnifiée brusquement par l'inattendue décision du père ? Cette Pâques, sans préavis voici moins d'une semaine et vécue du haut de la tribune irradiant de féminité racée et conquérante, apparaît à Jean-Bernard comme la démonstration, la preuve de la dualité – ou plutôt de la cohabitation - dans le  christianisme n'opposant jamais l'âme et le corps. N'est-il pas enseigné théologiquement par l'Eglise que le Christ  connut tout de la nature de l'homme, sauf le péché. Au fur et à mesure du déploiement de la célébration pascale, il semble à Jean-Bernard que lui aussi... vit une résurrection ! Durant l'homélie, le jeune prêtre officiant définit la solennité de Pâques comme un triomphe de l'Amour. Le triomphe de l'Amour, puisque le Christ, après avoir donné sa vie pour le salut des hommes, la retrouve au terme de trois jours de ténèbres spirituelles, pour le monde, et siège désormais à la droite de Dieu. A la communion, Jean-Bernard descend recevoir le corps de ce Christ mort sur la croix. A son retour vers la porte de la tribune, il surprend deux jeunes gars, assis sur le dernier banc de gauche, le regardant avec insistance. Lorsqu'il passe tout près d'eux, il les voit se pousser du coude...Eh oui ! Ce Dimanche matin de Pâques, il y a un homme avec la belle organiste...

Depuis les réformes du Concile Vatican II, l'orgue avait perdu de l'autorité sur les offices liturgiques. Il intervenait moins souvent en solo. A part l'entrée et la sortie, parfois le début de la Communion – et durant l'absoute des enterrements - il était plus cantonné dans l'accompagnement des chants. Mais cette restriction servait Aurélie qui s'était engagée à ne pas exécuter deux fois la même pièce dans l'année, et, donc, à enrichir toujours plus son répertoire. Pour sa première année au poste de Dargonne, elle pouvait compter, malgré sa très jeune expérience, sur  bien des pièces maîtresses acquises durant ses onze années d'études parisiennes. Et c'est ainsi qu'elle couronna ses premières Pâques en Côte d'Or par la toccata de Charles-Marie Widor. Jean- Bernard observa que bien des fidèles s'étaient assis après le dernier cantique pour attendre la triomphale sortie d'Aurélie et n'en rien perdre. Et la main droite de la voluptueuse organiste vola en double croches incisives et véloces, cependant que sa main gauche plaquait ponctuellement des accords de quatre notes en croches et de trois en double-croches – également écrits en clef de sol - donnant au morceau comme un rythme cadencé.  Enfin, le lent balancement grave de la partie de pédale apportait à l'ensemble comme un mouvement d'horloge comtoise. Le journaliste avant-gardiste qu'était Jean-Bernard sut tout-à-coup qu'il avait rencontré un futur grand nom de la musique d'orgue. Qu'elle s'engage dans une carrière de compositeur, et c'était pour son œuvre  une immortalité entendue...

Quelques mesures avant l'apogée de cette espiègle et flamboyante toccata, Jean-Bernard s'était levé et approché d'Aurélie à pas comptés. Elle l'avait pressenti car, après avoir plaqué le dernier accord péremptoire, elle dit, sans se retourner :

-Lorsque j'avais dix-sept ans, pour l'anniversaire des quarante ans de mon père, je lui ai dit : papa, viens en fin d'après-midi à Notre-Dame des Victoires, je te jouerai une célébrissime pièce d'un compositeur qui portait le même prénom que le toi...Il était resté en bas dans la nef centrale, le dos tourné vers l’orgue car c’est avec les oreilles que l’on écoute, pas avec les yeux. Lorsque je redescendis il était debout face à moi, un sourire béat sur les lèvres mais ses yeux trahissaient un doute. Il avança : «c’était bien toi qui jouait, pas maître Beaupré ? » Sa question fut le tout premier grand compliment de ma vie de musicienne.

Jean-Bernard, lui, posa la question inspirée qui lui gonflait le cœur depuis sa remontée de la Communion :

-Et mon père,  Dijon, comment l'as-tu trouvé ?

-Pour moi, très paternel...

Avant  de quitter ce Callinet bientôt calinothérapeuthe ; Jean-Bernard, toujours émerveillé par sa compagne, mais chatouillé par un mâle élan, lui demanda d'une intonation de visiteur curieux de tout voir :

-Allons voir où mène l'escalier en colimaçon ! Peut-être au septième ciel ?

Aurélie pressentit l'intention de son Jupiter des Lettres libérées de province qui, décidément, paraissait diable bleu pour faire fructifier ce et ceux qu'il côtoyait. Et puis les vibrations, à la fois millénaires et présentes de l'édifice tout entier, ne rappelaient pas uniquement les derniers soupirs de l'encens éteint ni l'odeur douceâtre des chrysanthèmes du jour de la Messe des Morts ; mais comme des haleines humaines de tous ces millions de paroissiens venus depuis des siècles vivre leur vie de l'âme dans un corps bien de chair. Et puis, au Moyen-âge, un cavalier pouvait entre à cheval dans une église. Voici vingt ans, le primat de l'Eglise gallicane à Paris bénissait les animaux à Sainte-Rita dans le XV° arrondissement. Et les oiseaux du ciel ne sont pas sacrilèges à folâtrer dans les clochers des cathédrales, ni les pigeons à y roucouler.  Il ne sied bien évidemment pas à l'homme d'échanger avec une femme des étreintes avancées dans le lieu saint. Mais au-delà de l'intérieur de ces pierres consacrées, au-dehors -fut-ce au-dessus- et sous le ciel créé par Dieu pour l'homme qui n'a pas à faire l'ange au risque de faire la bête... Jean-Bernard n'entrevit pas de sacrilège ni la moindre profanation en entraînant la torride organiste au-dessus des neuf dernières marches du colimaçon, sur une terrasse située juste au-dessus du grand portail, d'environ sept mètres sur dix, à hauteur de l'arrière de l'orgue et devant la rosace au-dessus du tympan de l'église. Une murette basse de pierres ajourées et ouvrée par les imagiers du Moyen-Age clôturait ce havre extraordinaire, à hauteur de la base des toitures des maisons de la ville lui faisant vis-à-vis. Ce matin-là Aurélie aurait séduit un Saint Antoine. Ses bas noirs, comme toujours, offraient des jambes veloutées hautes sous la mini-jupe et frémissantes à l'approche du mâle désiré. L'état physique de la jeune organiste aurait mérité l'épithète d'orgasmatique, durant la longue étreinte de baisers experts dans laquelle Jean-Bernard la chavira.

En postlude, à ces étreintes conjointement humaines et sanctifiées sous le soleil et sur les toits de Saint-Jean-le Bien-aimé, au cœur et au ventre d'Aurélie psalmodiaient encore les deux premiers versets du Cantique des Cantiques : « Ah ! Baise-moi desbaisers de ta bouche ! Car tes amours sont plus délicieux que le vin. » Et dans l'esprit, affectivement apaisé de Jean-Bernard détendu par ce brasier de baisers prémédité durant des jours, gloussait -pragmatique – ce vers éclos de la ballade des Femmes de Paris de François Villon : « Il n'est bon bec que de Paris ! »...Ce fut lui qui rompit ce cantique de l'amour en parlant d’une faim tout ce qu'il y a de plus humaine :

-Il est plus de treize, descendons, traversons la place et jouissons d'une bonne tablée à l'Hôtel-restaurant du Faisan ! »

Disons que les escaliers en colimaçon furent dévalés par des  pas  prestissimo sans point d'orgue et que, crescendo, l'appétit des deux amoureux, conjointement physiques et mystiques réclamait satiété. Accompagnés d’une demi-bouteille de Pouilly-Fuissé, d’une autre  de Savigny-les-Beaune ;  les  fonds d'artichauts garnis de crevettes, la lotte à l'américaine, le  tournedos aux morilles et le plateau de fromages du lieu célébrèrent les tacites fiançailles des amoureux de la Résurrection. Puis les dernières mesures de ce dîner de complices  hédonistes et gourmets glissèrent avec la glace à la crème Chantilly d'un vacherin servi dans un haut verre  plus évasé que flûté. Avant de se lever de table, princier mais égrillard comme un gentilhomme écrivain du Grand Siècle convaincu d'avoir eu l'idée d'une page dont on se souviendrait – même hors de régions – confia sous cape à Aurélie :

-Cette semaine, Ô ! Ma muse aux grandes-orgues d'Eros, un article paraîtra de moi et que je signerai.  Disons que sa tonalité, son harmonie, son contrepoint agiront en ambassadeur fort loin de Dargonne et de son canton...

L'article parut. En première page avec une photo faisant la une. Aurélie, assise sur le banc de la console de l'orgue, mais lui tournant le dos, résolument offerte au regard des lecteurs subjugués par une telle aguichante apparition à la tribune d'une église. Cette semaine-là, La Feuille de Chou-rare décupla sa vente au numéro. Jean-Bernard Quatrétol - alias Fructidor – reçu des messages alléchés de France 3 Bourgogne-Franche Comté, Radio Bleue, Radio Nostalgie et – il n'est décidément bon bec que de Paris ! - de France Musique et de France-Culture qu’il avait prévenues. Ah çà ! Longtemps l'on reparlerait de son article: « L'ORGUE, EN MINIJUPE ».

Diane Bish