Albert-Marie : un artisan des mots

Interview du Pr. Jean BERNARD (1988)

Crédit photo : www.wikipedia.org

Jean Bernard, né le 26 Mai 1907 à Paris et mort le 17 Avril 2006 à Paris, était un médecin et professeur français, spécialiste en hématologie et cancérologie. Membre de l’Académie française, il fut le premier Président du Comité consultatif national d’éthique, ainsi que Président de l’Académie  des Sciences et de l’Académie nationale de Médecine. Auteur de nombreux ouvrages, de médecine mais aussi de littérature, il me confia dans une correspondance des années 1980 avoir toujours regretté de ne pas bénéficier de temps pour laisser une œuvre de poète. J’obtins de lui que Fabienne Landois ma collaboratrice de l’époque et chargée des reportages – à la revue trimestrielle Florica que j’avais fondée – le rencontre à Paris en Mai 1988. Les illustrations de la présente version numérique font état du livre « Le Sang des Poètes » paru bien après la présente interview. (Nicolas Sylvain). 

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LE SANG D'UN POÈTE

-Fabienne Landois : Quels sont les liens qui unissent création poétique et découverte scientifique ?

-Professeur Jean Bernard : L'homme de science découvre. Le poète et l'artiste inventent. Par exemple, Claude Bernard a découvert les fonctions du foie. Sans ses recherches le foie n'aurait cessé de fonctionner. En littérature, Shakespeare a écrit Hamlet ; si ce grand écrivain n'était pas né, cette célèbre pièce n'aurait jamais été écrite. Une différence fondamentale sépare ces deux cas, mais ils ont cependant des liens très proches qui les unissent dans les diverses étapes de la création. Tout prend naissance à partir d'une idée fortuite. Newton voit une pomme tomber, une découverte suit... Le poète est inspiré par une fleur, le poème nait. Il y a une création pure suivie d'une mise au point rigoureuse et la Science a également des exigences qu'il faut mettre en pratique.

-F.L. : Toute théorie scientifique doit être confrontée à l'expérience comme l'artiste est confronté à son public. Quelles sont vos réactions lorsque vous regardez une fresque de Giotto ou un tableau de Gauguin, ou encore lorsque vous écoutez du Wagner ?

-Pr. J.B. : C'est vrai, il y a une nécessité absolue de l'œuvre scientifique demandant une vérification. Des grands comme Descartes et Claude Bernard l'ont proclamé, le mathématicien Thom a écrit : « L'homme de science nécessite la copie, l'œuvre d'art refuse la copie », ce qui est parfaitement exact. Au cours d'un colloque j'ai proposé l'expérience suivante : vous avez dans le Pacifique trois îles désertes, non peuplées mais confortables. Vous mettez dans l'une d'entre elles un mathématicien, dans la seconde un biologiste et dans la troisième un grand peintre. Ils ne sortiront pas de leur île et personne ne verra jamais ce qu'ils font. Mais que font – t’ils ? Font - t’ils des mathématiques, des découvertes ou peignent-ils ? On peut aisément répondre à la question sans avoir été le sujet de l'expérience. Ceci est en quelque sorte la réponse à votre question. L'œuvre d'art ne vit que par ceux qui la regardent. Un peintre abstrait a d'ailleurs déclaré que cela était un faux débat que de mettre en parallèle l'invention et la découverte, le peintre et le poète dépendent de leur environnement, comme à la Renaissance, ou au contraire sont contre lui, comme au temps des Impressionnistes.

-F.L. : Pour vous, existe-t-il des Arts ou un Art ?

-Pr. J.B. : Il y a de considérables formes d'art. Entre l'architecte qui a construit le Panthéon et le musicien qui a composé une symphonie ; c'est très différent.

-F.L. : Vous avez écrit « Survivance »,* poèmes de la cellule 359. En tant que médecin, comment  réagissez-vous devant la torture ?

Pr. J.B. : Ce n'est pas uniquement en tant que médecin mais en tant qu'homme, car j'ai subi la torture. A cette époque j'ai été arrêté comme résistant. C'est une question de définition d'une société, des principes moraux. Il y a eu dégradation dans ce domaine, les tortures ont été largement pratiquées dans l'Antiquité jusqu'aux temps de l'Inquisition. Il ne faut pas l'oublier. Enfin, c'est devenu honteux au siècle des Révolutions et des Lumières que de torturer. Je continue à dire que c'est inacceptable, et pourtant, on trouve toujours des excuses pour les justifier, ces tortures.

-F.L. : Vous avez étudié les maladies du sang, écrit des livres. Pouvez-vous nous dire de quoi est composé « le sang d'un poète » ?

-Pr. J.B. : C'est un jeu de mots, n'est-ce pas ? Le sang d'un poète n'est pas différent de celui d'un autre être. Les caractères du sang dépendent de deux facteurs : premièrement du gêne et deuxièmement de l'environnement. L'altitude augmente le nombre de globules rouges, le tabac abîme les globules  blancs, etc... A ma connaissance, personne n'a encore défini ce qu'était  le sang d'un poète. Il y a quelques années, à Montpellier a eu lieu un colloque auquel j'ai participé. Il avait pour thème : « Valéry et la Science ». Toute l'analyse du sang se trouve dans « La Jeune Parque » de Valéry. C'est peut-être le meilleur exemple que je vois entre un poète et le sang.

-F.L. : Que pensez-vous de la découverte des physiologistes remettant en question la causalité du rêve ?

-Pr. J.B. : Je ne pense pas qu'il il ait des contradictions entre les deux points de vue. L'écrivain Bernanos a écrit : « Si ton cerveau comme ton estomac dépendent de la chimie, tu n'es qu'un vent qu'on n'a pas à respecter ». Tout le monde rêve. Le rêve n'est cependant pas propre à l'homme puisqu'on le trouve chez les animaux. Le chat rêve plus que l'être humain. Les physiologistes étudient les côtés physiologiques du rêve. Que celui-ci soit l'univers du poète ne me choque en aucun cas, d'autant que Dieu a parfaitement le droit de se servir autant de la physique que de la chimie, et c'est ce qu'il a fait !

-F.L. : En 1972, vous avez été élu membre de l'Académie des Sciences et en 1975 membre de l'Académie Française. Pouvez-vous nous parler de cet itinéraire ?

-Pr. J.B. : A quelques exceptions près, on n'est pas destiné depuis sa naissance à être membre de l'Académie Française ou des Sciences. J'ai donc consacré une grande partie de ma vie à la recherche, puis des gens très éminents, membres de l'Académie des Sciences sont venus me rendre visite en m'incitant à me présenter. Il y a un certain protocole à respecter comme pour l'Académie Française où nous devons rendre visite aux autres membres. Ce sont également deux éminents membres de l'Académie Française qui m'ont proposé d'occuper un fauteuil alors libre. C'est un mélange de ce que nous avons fait dans la vie jusque-là, auquel se joignent les sentiments d'amitié de certaines personnalités déjà en place et celui d'un certain orgueil intérieur. Je suis très fier d'être un de ces membres.

-F.L. : Quelle place donnez-vous à la poésie dans votre vie ?

-Pr. J.B. : La poésie est quelque chose de fondamental dans mon existence. J'ai composé mes premiers poèmes à l'âge de huit ou neuf ans.  Toute ma vie, je n'ai pensé qu'à cela. J'ai vécu un moment tragique et utile, la prison. Je me souviens de n'être sorti qu'une seule fois. Il n'était pas question de prendre l'air, de lire, d'écrire. L'écriture de la prose est très difficile car ce n'est pas si simple de la retenir. Vous comprenez, la poésie, et surtout si vous composez des vers selon la tradition ; la mémoire les retient. Les poèmes que j'ai composés en prison sont ceux de la cellule 359. Ils étaient entièrement dans ma tête et lorsque je suis sorti, je les ai écrits aussitôt. Mon  éditeur (Pierre Seghers) les a placés au fond de son jardin, en banlieue parisienne, en attendant la fin de la guerre pour les publier. Depuis, je n'ai retrouvé qu'une seule fois la tentation poétique et je regrette de ne pas avoir été plus loin, il y aurait là une mine de richesses extraordinaires pour la poésie à venir. Pensez que la durée de la vie dépend du chercheur ! On peut rêver là-dessus ! Malheureusement et heureusement je suis un médecin et ma priorité absolue est de porter secours aux gens, si bien que j'ai très peu de temps pour faire de la  vraie poésie. Je ne vous parle pas de la  versification, car je puis vous écrire en cinq minutes un poème comme il en a tant été fait tout au long du XVIII° siècle. La vraie poésie suppose une détente que je n'ai pas connue depuis longtemps.

-F.L. : Quelle est votre bibliothèque idéale ?

-Pr. J.B. : J'ai toute la collection de La Pléiade. J'ai commencé à acheter ces volumes avec mes premières économies. Lorsqu'un de mes amis voulait me faire plaisir, il m'en offrait un ou deux. J'en emporte toujours lorsque je voyage. J'ai toujours peur de ne plus rien avoir à lire. La bibliothèque idéale dépend aussi de sa dimension. Lorsque j'étais interne aux hôpitaux, il y a avait un jeu qui consistait à choisir cinq livres et cinq médicaments que nous emporterions sur une île déserte. En 1935, il n'y avait pas cinq médicaments mais pour les livres, la tâche était très difficile. Les livres religieux comme la Bible étaient considérés indispensables, ils faisaient déjà partie de nos bagages. J'ai eu une période Chateaubriand, une période Stendhal, etc... Je relis constamment Balzac et Proust. J'ai toujours été étonné de voir combien les gens peinaient à lire Proust. J'aime aussi beaucoup les grands écrivains anglais comme Conrad.

-F.L. : Quelle est la définition que vous donneriez au mot « espérance » si souvent employé en médecine.

-Pr. J.B. : En espagnol, le mot espérance veut dire attendre. Je crois qu'il y a un peur de cela.

-F.L. : Que souhaitez-vous pour l'avenir de la poésie ?

-Pr. J.B. : Il est souhaitable d'allier deux désirs très certainement contradictoires. Il est absolument nécessaire que la poésie évolue, mais je n'estime pas indispensable de rompre avec les règles traditionnelles. Je sais par cœur des centaines de vers classiques, alors que j'ai beaucoup de peine à apprendre les vers modernes comme ceux de Saint John Perse. Ceux de Claudel sont les plus faciles à cause du rythme très profond. Pour moi, la poésie est un chant. J'ai toujours eu un faible pour la catégorie de poètes à laquelle appartiennent les grands apôtres que sont Corneille, Racine et Valéry. De La Fontaine à Apollinaire, la poésie est plus légère, plus chantante. Valéry a montré qu'on pouvait être moderne en respectant les règles.

*« Survivance » - Poésies – Ed. Buchet-Chastel (Paris).

Paris, 2 Mai 1988.

Numérisation : 13 Avril 2018.

Crédit photo : www.fnac.com