Albert-Marie : un artisan des mots

Révérend-Père Georges Simenon...

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Georges Simenon est un écrivain belge francophone né à Liège en Belgique, officiellement, le 13 Février 1903 et mort à Lausanne en Suisse le 4 Septembre 1989. L'abondance et le succès de ses romans policiers — dont les Maigret — éclipsent en partie le reste de son œuvre très riche : cent quatre-vingt-treize romans, cent cinquante-huit nouvelles, plusieurs œuvres autobiographiques et de nombreux articles et reportages publiés sous son propre nom, ainsi que cent soixante-seize romans, des dizaines de nouvelles, contes galants et articles parus sous vingt-sept pseudonymes. Il est l'auteur belge le plus lu dans le monde. Les tirages cumulés de ses livres atteignent 550 millions d’exemplaires. Georges Simenon est, selon l'IndexTranslationum de l'UNESCO de 2013, le dix-septième auteur toutes nationalités confondues, le troisième auteur de langue française après Jules Verne et Alexandre Dumas, et l'auteur belge le plus traduit dans le monde (3 500 traductions en 47 langues). André Gide, André Thérive et Robert Brasillach sont parmi les premiers hommes de lettres à le reconnaître comme un grand écrivain. André Gide, fasciné par la créativité de Georges Simenon qu'il avait souhaité rencontrer dès son succès policier, le questionna à maintes reprises, échangea une correspondance quasi hebdomadaire pour suivre les méandres créatifs de cet écrivain populaire et prit la surprenante manie d'annoter en marge tous ses romans, pour conclure en 1941 : « Simenon est un romancier de génie et le plus vraiment romancier que nous ayons dans notre littérature d'aujourd'hui. »

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« AU FOND DU CŒUR, JE SUIS

RESTÉ UN MANANT… »

1 - AU SOIR DE LA NAISSANCE DE GEORGES SIMENON (13 Février 1903).

« Il fait froid. Il pleut. Il fait gluant. Il fait cinq heures du soir et toutes les vitrines sont éclairées. Dehors, quelque part, une vie étrange coule, sombre parce que la nuit est tombée, bruyante, pressée parce qu’il est cinq heures de l’après-midi, mouillée, visqueuse parce qu’il pleut depuis plusieurs jours ; et les globes blêmes des lampes à arc clignotent devant les mannequins des magasins de confection, les trams passent en arrachant des étincelles bleues, aiguës comme des éclairs, du bout de leur trolley. »

2 – LA RECHERCHE DE L’HOMMME.

« Ma préférence va, pour être franc, à l’homme à peau noire et luisante que j’ai pu encore rencontrer dans sa tribu au cœur de la brousse ou de la forêt équatoriale et qui vivait, en ce temps-là, loin des Blancs, ignorant le sens du mot argent… Chez cet homme-là, chez ces femmes, j’ai découvert une dignité humaine que je n’ai rencontrée nulle part ailleurs. On les voyait, on les entendait à peine dans la nature avec laquelle ils se confondaient et vivaient au même rythme que celle-ci ».

3 – LE SIMENON AUTHENTIQUE.

Le Simenon authentique, il faut le chercher un peu plus tôt, dans les années 70, quand il entreprend ses « Dictées ». En 1972, par un double coup d’Etat, il arrête deux décisions capitales, presque sans précédent dans une vie d’écrivain : renoncer à écrire des romans, vendre son château d’Epalinges pour s’installer dans un appartement à Lausanne. Il n’écrira plus de romans, mais dictera au magnétophone vingt et un volumes de souvenirs, sans compter les « Mémoires intimes » écrits à la main et publiés en 1981. Or, dans ces vingt et un volumes de « Dictées », un sentiment domine : le désir de renouer avec son passé de Liège, avec les impressions, avec les émotions de son enfance. De reprendre le rêve le plus constant de sa vie, même si sa fulgurante carrière semble l’y avoir rendu infidèle. « Le rêve de vivre à un premier étage, dans une rue populeuse, d’où je regarderais la foule des ménagères autour des petites charrettes des marchandes de quatre-saisons. » D’où la vente du château (qu’il avait pourtant fait lui-même construire, selon ses plans et ses goûts), d’où la vente des voitures, la retraite dans un appartement, le renoncement au luxe, le retour, dans la mesure du possible, à la vie des « petites gens », aux distractions simples, aux promenades à pied, aux visites du marché, où il choisit lui-même le poisson, les fruits.

4 – MENSONGE DE L’ACCUMULATION DES GAINS.

Au soir de sa vie, on dirait (car, pudeur ou inhabilité à l’autoanalyse, à l’introspection, il ne parle qu’à mots couverts et il faut lire entre les lignes), on dirait qu’il découvre quel leurre, quel mensonge a été cette continuelle accumulation de gains, cette prodigieuse contrepartie commerciale de ses succès littéraires. En acceptant la richesse, il a en quelque sorte trahi son milieu d’origine, renié son enfance, désavoué ses parents. Il aspire désormais à redevenir pauvre, à feindre au moins d’être pauvre (puisque les incessantes réclamations financières de sa deuxième femme, dont il est séparé, l’empêchent de prendre la bure pour de bon), à faire comme s’il n’était pas un des auteurs les mieux payés de la planète.

Ce vœu d’humilité, ce franciscanisme qu’on veut croire sincères rendent si émouvantes les « Dictées ». Oui, semble-t-il nous dire, j’ai vécu une grande partie de ma vie dans les châteaux ou les palaces, à Paris je descendais au Claridge ou au Georges V, j’avais des chauffeurs pour piloter mes Rolls et mes Jaguar, jusqu’à dix domestiques à Epalinges, j’ai fréquenté tous les grands, ou prétendus grands, de ce monde, mais ma vraie nature, que je ne veux pas mourir sans avoir retrouvée, mon vrai moi, avec lequel je veux me fondre à nouveau, le vrai Georges est autre. Je n’ai jamais cessé d’être, au fond, le petit garçon de la rue Léopold évoqué dans « Je me souviens »…, le saute-ruisseau « né chez Cession, au deuxième, chambre et cuisine sans eau ni gaz, d’une maman vendeuse à l’innovation, rayon de mercerie, et d’un papa qui a été toute sa vie employé d’assurances ».

Comme s’il n’y avait pas de paix, de réconciliation avec soi-même, sans la régression de l’adulte comblé vers l’enfant démuni, sans le dépouillement de tous les oripeaux de l’âge mûr et la récupération de l’identité première. Pas de salut en dehors des émotions inaugurales qui ont accompagné son entrée dans la vie.

(Dominique Fernandez, extraits de sa préface du Tome 26 du « Tout Simenon » - Presses de la Cité/Omnibus

Les 27 volumes de "Tout Simenon" - Presses de la Cité , Collection Omnibus - 1993. (Crédit photo : www.picclick.fr)

RÉVÉREND-PÈRE GEORGES SIMENON.

Du Printemps 1976 à la fin de 1978, je me trouvais isolé dans la campagne jurassienne pour raisons professionnelles. Mes loisirs, solitaires, contribuaient à me fortifier physiquement par la marche et intellectuellement par la lecture. Bernard Clavel,  Jean-Pierre Chabrol, Archibald J. Cronin, Guy de Maupassant enluminaient mes heures de repos d'ermite,  préposé ordinairement au travail quotidien de la vigne, selon la clémence du temps ; ou bien longues heures en longues caves voûtées, moussues et fraîches ; à faire tourner, sur leur casier, les bouteilles de vin blanc pour les préparer à recevoir l'adjonction de sucre les élevant au grade  pétillant de Mousseux.

Puis, un samedi gris d'hiver salinois j’avisai, à la maison de la Presse de Salins-les-Bains : « Le Destin des Malou » d'un Simenon Georges dont j'ignorais tout...Je trouvai par la suite quelques Maigret dans ce Salins-les-Bains révélateur ; de sorte que je m'écriai, dans ma cellule d'ermite cambroussard au service des vignes du Seigneur : quand j'aurai de l'argent, j'achèterai l'intégrale de Georges Simenon !

Mis-je un quart de siècle pour m'enrichir ? Que nenni ! Toutefois ce n'est qu'en 2004 que – régnant à Dijon-Porte du Monde – j'achetai, pragmatique mais cérémonieux,  un à un tous les 27 volumes du « Tout Simenon ». Dans la première édition -épaisse- de 1993. Puis, à partir de 2002, survint une seconde édition plus compacte (grammage du papier plus léger et toutes les couvertures révélant une photo prise par Simenon lui-même).

Et je lus, dans ce mythique Clos-Morlot de Dijon* que je conduisis durant douze années, en veillant sur mes cent-treize enfants – les étudiant(e)s dont certain(e)s m'arrivaient de Pays extra-européens. Et même durant mes semaines de 60 heures (car telle était ma vocation de ne point regarder les pendules) je trouvai quelque loisir, lors de  ma présence du soir au bureau d'accueil, pour me laisser reconvertir par mon fort inattendu  nouveau maître spirituel...

« Révérend-Père Georges Simenon ! ». Sa devise était « Comprendre et ne pas juger ! » - Et je souscrivais à son appréciation de la faiblesse peccamineuse de l'homme : « J'aime l'homme. Je l'aime passionnément, car il est si petit ». Mes deux citations préférées : « Si chacun faisait le bonheur d'une seule personne, le monde entier serait heureux ». Et cette autre – digne de l’acidulé Georges Courteline - « Vous êtes nombreux, dites-vous ? A partir du moment où il y a toujours plus d'imbéciles que de gens intelligents ; plus vous êtes nombreux et plus il y a d'imbéciles parmi vous ! »...

« Comprendre et ne pas juger ! ». C'est alors que, depuis cette époque  de lectures révélatrices, je regardai avec plus d'attention mes semblables. Dans les lieux publics, les magasins, les administrations, les transports en commun et, devoir d'état obligeant mais me comblant, dans cette résidence que je devais ouvrir à l'internationalisme. Pourquoi, par exemple, ce locataire, ce grand gars, au visage maussade, revêche à la communication ; affiche t'il cette démarche agressive ? Et c'est alors que je m'ouvris à la psychologie comportementale... Je rendis à cet étudiant mal dans sa peau un service – certes qu'il ne m'avait pas demandé mais dont il avait besoin. Je le vis un soir s'avancer, un peu timide, face à la vitrine de l'accueil. « Je vous remercie...Ah çà, je ne m'y attendais pas. C'est la première fois qu'on est sympa avec moi !... » Merci, Révérend-Père Simenon : vous m'avez converti à la psychologie comportementale et à l'attention de mon prochain !

Je partageai ma découverte de Simenon avec « mes étudiantes ». Je prêtai le tome 5 du Tout Simenon » à Léna qui, un soir, avait sonné à la porte de mon appartement et qui pleurait de solitude d'avoir quitté l'Iran. J'offris également ce tome 5 à d'autres de mes locataires éveillées. Pourquoi ce tome 5 ? Parce que je l'estime  le plus représentatif des registres et des couleurs déployés par Georges Simenon. Nous savons que la majorité de ces romans sont de toiles de fond grises et noires. Ce tome 5 : cinq  Maigret dans des cadres d'enquête très dissemblables (dont « Un Noël de Maigret » porté à l'écran avec sensibilité par Jean Richard). Solidarité et affection dans la déchéance : « Marie qui louche ». « Sept petites croix dans un carnet » : nous sommes invités dans l'univers de la PJ parisienne : « Un gigantesque plan de Paris était peint sur le mur, en face de lui, et les petites lampes qui s'y allumaient représentaient les postes de police. Dès qu'un de ceux-ci était alerté pour une raison quelconque, l'ampoule s'éclairait. » Un conte de Noël pour grandes personnes (sous titrage de l'auteur) : « Le Petit restaurant des Ternes ». Mon roman bleu préféré que je relirai sans doute encore mainte fois : « Une Vie comme neuve ». (Tout Simenon, Ombibus / Presses de la Cité, 2002, 860 pages, 24€)

Tantôt, je relisais l'une des rarissimes confessions de Georges Simenon, extraite de « Quand j'étais vieux ». Tome 26 du « Tout Simenon » de 1993, page 170 : « Or, je suis sûr d'une chose ; vers l'âge de vingt ans, quand je commençais, pour gagner ma vie, à  écrire des romans populaires et des contes, écrivant, le soir, pour moi, des pages restées inédites, il m'est arrivé de souhaiter travailler en paix, sans ambition matérielle. On m'aurait versé tant par mois, toute ma vie, en réglant mon emploi du temps, en s'occupant de ma santé, etc., et j'aurais écrit sans souci. J'aurais été prêt, à cette époque, à céder mes droits littéraires pour un arrangement de cette sorte. Et je n'aurais pas demandé la grande vie. Une brave existence à peine confortable, dans un quartier modeste. Je n'étais donc pas un ambitieux sur le plan matériel. Est-ce que je le suis devenu plus tard ? J'en doute. A la fois lapin de garenne et lapin de chou ».

 

*Le Clos-Morlot de Dijon : voir « Communiqué »

Le Volume 5 de "Tout Simenon. (Crédit photo : www.amazon.fr)